La continuité pédagogique : Un remède ou un poison en période de crise ?

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Publié le 18 novembre 2020 Mis à jour le 16 janvier 2021
Date(s)

le 26 mars 2020

femme avec un masque révisant
femme avec un masque révisant

Le confinement annoncé par le discours du Président de la République s’est accompagné de la volonté d’assurer une continuité pédagogique, continuité à distance puisque toutes les institutions scolaires, de l’école à l’université, sont fermées jusqu’à nouvel ordre. Sa mise en place, dans l’urgence, ne signifie pas que l’on ne pourrait pas construire, en cours de route, et selon la durée du confinement, le sens que celle-ci pourrait prendre. Nous proposons une réflexion courte sur la qualité de ce dispositif.

Par  : Laurent Heiser, Dr. en Sciences de l’information et de la communication. Chercheur associé au LINE (Université Côte d’Azur) et à l’IMSIC Toulon (Université de Toulon) Laurent.HEISER@univ-cotedazur.fr

Christine Heiser, conseillère Principale d’Éducation, Collège Jules Ferry à Hyères (83), référente décrochage scolaire

Des doutes sur les compétences mais pas sur la légitimité

Certains enseignants se posent la question de leurs compétences techniques pour assurer efficacement leur rôle pendant la continuité pédagogique. Mais ces doutes ne signifient pas qu’ils remettent en question leur légitimité à communiquer avec leurs élèves (Charaudeau, 1993), comme en atteste la saturation des serveurs des environnements numériques de travail, engorgement engendré par la précipitation des professeurs, des élèves et des familles pour télécharger les ressources qui auraient dû être exploitées en classe.

Au même moment, les recommandations des Directions des Services Informatiques appellent à un usage impératif des outils de communication institutionnels, mettant en avant la vulnérabilité des serveurs et les risques de rançonnage informatique. Des règles peu respectées par les professeurs qui, dans l’urgence, choisissent moins leurs outils de communication sur des considérations éthiques ou juridiques que sur des critères d’utilisabilité permettant de maintenir le contact avec les élèves ou les étudiants pendant le confinement. Ainsi, Google Classroom ou Zoom, et autres produits de grands industriels du Numérique, sont extrêmement primés.

Les créneaux de l’emploi du temps sont maintenus sous la forme de classes virtuelles ou par l’envoi de consignes qui contraignent les élèves ou les étudiants à les respecter. La stratégie consiste, par exemple, à envoyer des ressources à l’avance et à demander aux élèves ou étudiants de renvoyer un devoir et parfois d’indiquer à ces derniers que le dépôt (ou le renvoi par mail) fera l’objet d’une évaluation. 

Des initiatives qui, faute de place pour les détailler, rappellent que la relation éducative repose, dans la droite lignée de ce qui se passe en classe, sur des pratiques pédagogiques transmissives et évaluatives, et que les outils de la communication éducative, plus que jamais, relèvent de pratiques pédagogiques du numérique gestionnaires (Costa et al., 2016). 

Le rapport éducatif risque de prendre un aspect anxiogène et aggravant pour la crise, conséquence d’une représentation taylorisée de la continuité pédagogique.

Définir la continuité pédagogique comme un service

La continuité pédagogique gagnerait à être définie comme un service à destination des élèves, des étudiants et de leurs familles pendant la crise. L’orientation du dispositif serait ainsi mieux comprise. Il s’agirait toujours de réaliser les cours à distance tout en veillant au bien être des apprenants.

Compte tenu de l’urgence de la situation, de son caractère inédit et sans précédent, la question mériterait d’être posée rapidement, surtout si le dispositif est appelé à perdurer. Questionnement qui nécessiterait de savoir si l’on vise à maintenir la relation éducative autour du rapport de savoir (Charlot et al., 2000) et qui placerait, de facto, le savoir scolaire au centre de la continuité pédagogique. Ou, si ce dispositif pourrait devenir un service de soin à domicile en mettant cet objectif au premier plan des interventions à distance.

La cadence imposée aux élèves et aux étudiants risque fort de dégrader les interactions entre les élèves et leurs professeurs et entre les parents et l’école. La crise de légitimité (Mœglin, 1998) dont souffre le corps enseignant pourrait s’aggraver si les élèves ou étudiants ne trouvent pas, dans le dispositif, le réconfort dont ils ont besoin. 

L’entraide au centre du service

Rappelons que 1) les familles cherchent à se protéger du virus 2) que certains apprenants, comme les étudiants en reconversion professionnelle, sont également des parents, 3) que les enfants et parents sont en train de réorganiser leur vie familiale et que 4) les parents sont contraints au télétravail ou, pire, connaissent un chômage technique. La continuité pédagogique ne doit pas faire peser sur les parents la lourde tâche d’enseigner à la place des enseignants. Le dispositif laisserait également entendre que le métier d’enseigner n’est pas exigeant et ne nécessite pas un long apprentissage.

De par la lassitude psychologique et la démotivation que finiront par entraîner l’envoi des ressources, les problèmes techniques que les élèves et parents vont devoir régler, les contradictions, les incompréhensions, les malentendus, les inégalités que le travail scolaire à la maison peut provoquer, la continuité pédagogique risque de rajouter des facteurs aggravants à la crise.

Comme service, il proposerait des modalités pédagogiques plus individualisées et qui participeraient du bien être des familles. Par exemple, en proposant des activités ludiques, des résolutions de problèmes (avec ou sans numérique) qui permettraient de développer les compétences de collaboration et d’entraide entre apprenants et enseignants (avec le numérique).

Conclusion partielle

La continuité pédagogique, comme service de soin à domicile, peut créer une expérience à vivre intéressante et enrichissante pour le futur. Inspirons-nous de ces paroles extraites du poème de William Ernest Henley, 

Dans de cruelles circonstances,

Je n’ai ni gémi ni pleuré,

Meurtri par cette existence,

Je suis debout bien que blessé

(Traduit de l’anglais, repéré à https://www.youtube.com/watch?v=LaxC_hp8tE0)

La continuité pédagogique, comme remède, est l’occasion de créer de nouvelles « solidarités » entre les équipes, de donner du sens à une situation inextricable dont il est possible de tirer une expérience positive pour se préparer à vivre d’autres situations … de confinement.

Invictus …

Références

Charaudeau, P. (1993). Le contrat de communication dans la situation classe—Patrick Charaudeau. Inter-Actions. Repéré à http://www.patrick-charaudeau.com/Le-contrat-de-communication-dans.html

Charlot, B., Bautier, E., & Rochex, J.-Y. (2000). École et savoir dans les banlieues et ailleursBordas : Armand Colin.

Costa, P., Peraya, D., & Rizza, C. (2016). L’usage du cahier de textes numérique dans l’enseignement secondaire français : Un objet-frontière ? In P. Bonfils, P. Dumas, & L. Massou, TICE & multiculturalité; Usages, publics et dispositifs, sous la direction de Philippe Bonfils, Philippe Dumas et Luc Massou.

Mœglin, P. (1998). Industrialisation, crise, ré-industrialisation. In P. Mœglin, L’industrialisation de la formation : État de la question / contributions de Yolande Combès, Julien Deceuninck, Éric Delamotte... [Et al.] ; sous la dir. De Pierre Moeglin (p. 207‑247). 

Centre national de documentation pédagogique.

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